mercredi 4 février 2015

Iran 2014 # J 17. Masouleh / mer Caspienne.

Selon les chambres, les remarques du matin tournent autour des odeurs de poisson ou de pétrole, des discussions tardives des passants s’engouffrant par les fenêtres ouvertes ou du grignotement du bois par une souris, et de façon plus générale de la dureté du matelas. Celle qui a les nuits les plus difficiles d’habitude, pour une fois, a dormi du sommeil du juste. Halleh nous a préparé le petit déjeuner dans la salle de restau qui se contente de fournir l’eau chaude aux clients. Ali est plutôt frais et de bonne humeur après sa nuit dans le mini bus.
Nous descendons vers Fuman, la grande ville avant Masouleh, plus vivante en ce jour de marché qu’hier quand elle était plongée dans la torpeur. Nous nous arrêtons pour acheter des pêches, des gâteaux sans se défaire de nos appareils photos.
Ensuite nous roulons tranquillement, rien ne nous presse, notre chauffeur s’arrête à la demande pour faire un cliché de panneaux annonciateurs de mosquées, nous profitons d’une halte auprès d’estancos de bord de route pour acheter des cuillères-écumoires en bois originales et des petits pots bouchés d’une rondelle de bois qui se transformeront en boîte à sel.
Nous entrons dans la province de Guilan, le paysage ne se modifiant pas vraiment : soit forêts à perte de vue, soit cultures essentiellement de riz mais aussi de tabac et de kiwis dans les jardins. Nous sentons bientôt la proximité de la mer, « mer fermée, la plus grande du monde, elle a résisté aux sécheresses et assure un climat subtropical à un pays aux tendances arides ». L’air se charge d’humidité et en fraîcheur, nous arrivons à Hashte Par.
La maison qui nous est réservée est construite au milieu des champs de riz, toute neuve face à la maison initiale où s’entasse une famille que l’on devine derrière les fenêtres. En voulant contourner cette habitation ancienne pour pénétrer dans la cour, Ali s’embourbe dans les épis blonds qui cachaient une terre humide et bourbeuse. Nous déchargeons le véhicule et découvrons une maison climatisée, meublée à l’iranienne, recouverte de tapis avec d’épais et larges coussins utilisés comme dossiers. L’ensemble du groupe s’active presqu’immédiatement dans la cuisine : l’ail et l’oignon reviennent gentiment, les spaghettis chauffent.
 Halleh nous entraine, dès la vaisselle finie, à la plage au bout de la rue. Il fait encore chaud à 15h 30/16h, les garçons ont revêtu leurs maillots. La plus décidée des filles bénéficie d’une chemise d’un de nos hommes, elle a choisi un pantalon et puis sa casquette : plus prude qu’un maillot 1900.
La plage est accessible par un passage entre des grillages. Deux espaces carrés protégés par des plastiques bleus avançant dans la mer sont séparés par une distance respectable au milieu d’un sable  tristou souillé de  déchets. 
Tout ce tralala pour parquer les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Les gens habillés contemplent la mer depuis leur cabane à divans, face à l’eau à côté de leur voiture. Comme nous ne sommes pas iraniens, les gardiens en uniforme nous autorisent à nous baigner ensemble dans une zone plus éloignée, à condition de respecter quelques règles de sécurité : ne pas s’éloigner, avoir toujours de l’eau en dessous de la taille (présence de « puits » dangereux) et nos gardiens restent présents avec un surveillant de baignade. Le régime de faveur semble faire des envieux qui sortent de derrière les bâches bleues pour nager vers un petit ponton où est construite une cabane en bois et n’obéissent pas très vite aux coups de sifflets appuyés de gestes péremptoires des surveillants. Les baigneurs retournent s’ébattre dans l’eau tiède d’une mer peu salée.
Les autres, rentrent à la maison pour profiter un peu du temps libre et observer la désincarcération du minibus de sa gangue : deux pick up n’ont rien pu faire. Seule solution : démonter la clôture, passer le tracteur et tirer le van par l’avant. Mais ensuite il faut que notre chauffeur émérite vise au millimètre pour passer le portail de la cour et ressortir par le grillage défoncé. Malgré tout ce tracas, l’hôtesse frappe à la porte, nous offre un plat de figues. Elle aide ensuite H. et G. à vider 5 beaux poissons ressemblant à des truites destinés au barbecue du soir. Nous sommes bien dans la pièce commune fraîche. Nous nous régalons, transformons la salle à manger en chambre à coucher en étalant les 7 matelas sous la clim’ comme si on se couchait sur la table débarrassée. 
D'après les notes de voyage de Michèle Chassigneux

mardi 3 février 2015

Là où vont nos pères. Shaun Tan.

Déjà l’objet est gracieux en donnant l’impression de feuilleter un album de photographies qui auraient traversé le temps, à la fois familières et délicatement surprenantes.
J’ai d’abord feuilleté les 130 pages rapidement, tant l’histoire de cet émigré est fluide, et puis je suis revenu pour savourer chaque dessin à la fois très réaliste et onirique avec des êtres imaginaires qui se glissent dans le quotidien et accompagnent la découverte d’un pays énigmatique pour un homme qui a laissé  sa femme et sa fille dans son pays natal.
L’auteur d’origine chinoise travaille en Australie mais beaucoup de ses paysages rappellent Elis Island où débarquaient les migrants à l’entrée de New York, ils évoquent pour chacun la découverte d’un nouveau monde rêvé et qui ne se donne pas facilement.
Rien de dramatique : malgré la violence, la tendresse et la poésie transfigurent une âpre réalité. Le dosage entre récit documentaire et conte est subtilement pesé. Le soin apporté au travail qui a duré 4 ans ajoute à notre plaisir, nous sommes indifférents à sa date de sortie puisqu’il échappe à toute mode fugace et traite de la solitude, de nos apprentissages, de l’étrangeté du monde, de sa beauté.
Roman graphique sans parole où les formats des dessins varient naturellement. Le fantastique devient ordinaire. Cette œuvre a la mobilité d’un film, et sa douce inventivité par le moyen d’un dessin traditionnel, ferait glisser l’ouvrage des rayons BD vers ceux de la littérature dont le prestige suranné s’accorderait très bien au côté un peu désuet de l’ouvrage.

lundi 2 février 2015

Snow Therapy.Ruben Ostlund.

Film vu à Cannes où il a reçu le prix du jury dans la compétition « Un certain regard » sous le  titre « Force majeure (Turist) ».
L’avalanche qui a menacé une famille en vacances dans une station de ski de luxe n’a pas finalement laissé beaucoup de trace, le moment d’effroi passé. Bien que l’insuffisance du papa se soit révélée à ce moment là.  Alors que ma pente naturelle ne me portait guère vers des musiques aux effets appuyés ni aux vues trop belles, j’avais pourtant aimé ce film suédois où la tension montait habilement. Mais je me suis rendu aux raisons de ma compagne des salles obscures qui a trouvé la fin heureuse calamiteuse, tout en me réjouissant d’un accueil critique favorable de la presse qui  a rejoint mon sentiment premier.

dimanche 1 février 2015

My dinner with André. Stan Et de Koe.

En principe à la sortie d’un spectacle de 3h 30, nous devrions admirer les capacités de mémoire des acteurs, eh bien pas cette fois car les rôles des deux compères sont tellement au point que nous avons simplement le sentiment d’avoir assisté à une conversation spontanée, passionnante jusque dans ses anecdotes interminables où il y a à tous coups matière à rire.
Autour d’une table garnie de plats préparés sur scène, que l’un engloutit et l’autre ne touche guère, deux auteurs de théâtre. Le ressort comique constitué par le frottement de deux personnalités contraires est efficace. L’un est massif comme Orson Welles mais n’a pas aussi bien réussi sa carrière que son ami tellement content de lui-même. L’un parle, s’écoute, l’autre ne peut en placer une, mais établit une connivence avec le public durant tout le spectacle qui va mêler ainsi clowneries et réflexions profondes sur la création théâtrale mais aussi rien moins que le sens de nos vies.
Nous sommes très proches de la scène et apprécions la fumée d’un cigare, devenu à présent une provocation d’une audace inouïe. En même temps nous sommes transportés chez les flamands, avec leur folie,  leur poésie, leur sens du tragique et de la vérité, leurs excès et leur délicatesse.
Tous les adjectifs liés à la cuisine vous viennent : savoureux, nourrissant… bon !
Pensant prolonger mon plaisir, je suis allé à la Cinémathèque voir le film de Louis Malle dont la pièce s’est tellement bien inspirée que, l’original bavard de 81, en est vidé de sa substance. La performance théâtrale n’en parait que plus remarquable. En réécoutant  les dialogues, la fâcheuse tendance des années 80 à voir des fachos partout parait avec encore plus d’indécence, maintenant qu’ils ont pignon sur rue.
J’y ai retrouvé aussi  la citation d’ Ingmar Bergman dans Sonate d'automne:
"Dans mon art, j'ai réussi à vivre. Mais pas dans ma vie".

samedi 31 janvier 2015

Que reste-t-il de l’occident ? Régis Debray Renaud Girard

Le titre à plus d’un titre était peu engageant : défaitiste, avec de surcroit ce mot « occident » dont le sigle : un cercle barré d’une croix hanta les murs de la fin du siècle précédent.
L’échange épistolaire est riche et nerveux (140 pages).
Le souffle de l’écrivain qui m’enivre si facilement
« Les dominés ont plus de mémoire que les dominants et on se rappelle mieux les gifles reçues que celles distribuées. »
est tempéré par la précision du reporter :
« L’occident a inventé successivement l’Etat de droit (Rome), la liberté ( Révolution Française ), l’Internet ( Universités américaines) »
Aux atouts du monde occidental listés par le philosophe : sa cohésion, son aptitude à l’universalité, ses écoles, ses films, ses innovations scientifiques et techniques, le journaliste ajoute la liberté, la notion d’état de droit et l’économie participative, le goût du débat.
Sont comptés les handicaps : goût de la puissance, et complexe de supériorité, « déni du sacrifice, éparpillement des sources du désordre ». « Responsabilité de défendre » à géographie variable, désastreuses interventions militaires, manichéisme et angélisme.
En face, la troisième voie dans les pays arabes est difficile, et la définition de l’ennemi vient à temps : «  l’islamisme international ».
Obama n’est pas Bush : « Avec l’argent que nous dépensions pour un seul mois de notre guerre en Irak, nous pourrions former une police et une armée en Libye, maintenir les accords de paix entre Israël et ses voisins, nourrir les affamés du Yémen, construire des écoles  au Pakistan, créer des réservoirs de bonne volonté qui marginalisent les extrémistes »
Malgré les maladresses diplomatiques et l’immobilisme de l’Union européenne, la politique peut être sauvée par la culture. 
« La seule question qui se pose, dans cette union européenne sans européens, est de savoir si l’idée d’une confédération suzeraine, dans l’interdépendance générale des nations, pourra demain survivre au déglinguage d’une machine à désarmer, déresponsabiliser, désindustrialiser, démembrer et décérébrer. »

vendredi 30 janvier 2015

Laïcité.

Après la déflagration du 7 janvier nous en sommes à réviser nos fondamentaux, comme on se tâte après une chute pour vérifier ce qui est touché, ce qui est intact.
Nous avons laissé à d’autres ce que nous avions négligé : alors que du temps « des punaises de sacristie » et « des grenouilles de bénitiers », la laïcité était un marqueur de l’identité de gauche, nous ne prononcions récemment son nom qu’accolé à quelques adjectifs : « ouverte » ou « positive » comme pour s’excuser d’être obtus ou négatifs.
Ces derniers temps, au sujet des religions, j’ai vu en Iran des représentations anciennes du prophète, des foules infinies prosternées et je me régale d’apprendre quelques éléments de la symbolique chrétienne qui a enrichi l’histoire de la peinture pendant des siècles. Je prends aussi connaissance des publications de quelques anciens élèves qui s’affirment désormais par leur appartenance religieuse,  et je ne titille plus guère les cathos par charité en respectant leurs rites au moment où les cérémonies funèbres me deviennent plus familières.
Le philosophe Henri Pena-Ruiz rappelle l’origine du mot laïcité :
«A l’origine est un mot grec, laos, qui désignait l’unité d’une population. A ne pas confondre avec demos, c’est-à-dire la communauté des citoyens, et ethnos, l’unité d’une population selon ses traits, qui a donné ethnologie. Athènes reposait sur une quadruple exclusion : les femmes, les métèques, les jeunes gens et les esclaves. La communauté des citoyens était très restreinte comparée à la communauté du laos. Laos rappelle que le peuple est un, avant de se différencier. Il n’est pas constitué de croyants, d’athées, d’agnostiques, le peuple est indivisible.»
La force d’un peuple réveillé, démontrée dans les manifestations du dimanche 11 janvier, ne se diluera pas derrière un mouvement des camionneurs ou une partie de tennis. Et si les motifs des millions d’individus mobilisés ce jour là étaient divers, c’est que justement était mise en évidence la pratique d’une démocratie où la circulation de la parole entre pairs est horizontale et non soumise à la verticalité d’une vérité divine indiscutable.
Nous pratiquons de plus en plus la langue de nos maîtres anglo-saxons qui cryptent nos images et ne savent traduire le mot laïcité, mais nous n’allons pas forcément mettre des bulles dans notre pinard républicain. Et même si je suis dauphinois (sous ensemble Terres froides) et pas  forcément assigné à l’univers de Fafoi, je me permets de répercuter cette blague:
« C’est l’histoire d’un juif qui rencontre un autre arabe... »
L’humour !Mais que fait l’école ? Il va falloir former des référents sur le sujet car les enseignants ne sont pas formés, avec des cellules d’aide psychologique pour les traumatisés de la blague. C’est respecter l’autre que d’affirmer ses propres valeurs en constatant combien de mots non dits, ont ajouté des rides au Front :
« Et quand on sait ce qu'a pu vous coûter de silences aigres,
De renvois mal aiguillés
De demi-sourires séchés comme des larmes… »
Ferré, nous sommes dans le fondamentaux.
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Le dessin de Wiaz vient de l'Obs, celui de Pessin de Slate:

jeudi 29 janvier 2015

Emile Bernard. De l’école de Pont Aven au classicisme.

Le parcours d’un des inventeurs du « cloisonnisme » n’est pas classique puisqu’il prend le chemin inverse de tant de peintres qui sont passés du classicisme à la modernité.
Même si elle n’a rien de rectiligne, cette évolution peut caractériser celui qui fut peintre, graveur, critique d’art, écrivain, poète.
L’exposition qui lui est consacrée, envisagée d’abord au Grand palais puis à Orsay, reformatée aux dimensions du musée de l’Orangerie, était visible jusqu’au 5 janvier 2015.
« Tout le monde n’est pas Cézanne » chantait Léo Ferré.
Le jeune Lillois né en 1868, étourdi par une vie parisienne qu’il découvre, se montre tellement turbulent  à l’académie Courmon, qu’il se retrouve dehors, en bord de Seine avec Van Gogh où ils vont travailler à la manière des impressionnistes qui les avaient précédés du côté d’Asnières.
L’intitulé d’une de ses œuvres : « L’heure de la viande » pour nommer un moment de la vie d’un bordel qu’il venait de découvrir est bien loin des « sans titre » accolés  à tant de présentations contemporaines.
Avec ses amis, ils exposent dans les cabarets et les cafés sous le nom «Les artistes du petit Boulevard » ; Degas et Monnet eux se montrent sur les Grands boulevards.
Van Gogh qui n’a pas les moyens de payer des fleurs en bouquet, en peint pour la patronne du « café du Tambourin ». Le célèbre père Tanguy, marchand de couleurs, leur sert aussi de modèle.
A pied, Emile Bernard arrive en Bretagne et retrouve à Pont Aven des peintres de toutes nationalités installés là pour les paysages et une vie moins chère. Il y rencontre Gauguin.
" Le cloisonnisme" a beau avoir comme synonyme « le synthétisme », pas question de compromis, Bernard se fâchera avec celui qui partira bientôt en Polynésie, lui reprochant de s’attribuer la paternité de découvertes où Anquetin eut sa part  et qui inspirèrent les Nabis : couleurs franches cernées, les détails disparaissent quand on ne garde que ce que la mémoire retient.
Ils avaient pourtant exposé ensemble sous le nom du Groupe Impressionniste et Synthétiste au café Volpini où il avait présenté des œuvres sous son nom et sous le pseudo Nemo en 1889 au temps de l’exposition universelle.
Puis il part en Egypte où il fonde une famille, approfondit ses recherches spirituelles tout en revenant vers des représentations avec modelés et perspectives plus classiques.
Le conférencier Gilles Genty n’a pas beaucoup développé cette seconde partie d’une vie que lui-même jugeait amèrement :  
"A l'heure qu'il est, 1918, j'ai cinquante ans, j'ai produit environ deux mille tableaux, vingt livres, romans, critique, philosophie dont quelques-unes seulement sont éditées, près de mille gravures sur bois et aux-fortes, plus de cent mille vers, plus de trois mille dessins : j'ai en outre innové dans le meuble et la tapisserie. J'ai fait connaître Cézanne et Vincent van Gogh. J'ai dirigé plusieurs revues d'art. J'ai parcouru dix nations, visité plus de cent musées, lu un grand nombre d'ouvrages et presque tous les chefs-d’œuvre. Je n'ai rien épargné pour connaître et faire aimer et défendre le Beau. Pourtant je suis quasiment inconnu."
Il est considéré comme l’un des pères de l’art moderne.