samedi 31 mai 2014

Comment redonner vie à une époque ?

« C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar.
Les soldats qu'il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d'Eryx, et comme le maître était absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté. Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s'étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d'or, qui s'étendait depuis le mur des écuries jusqu'à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l'on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves.»  
Extrait de « Salammbô » de Flaubert.
Sous la verrière des Subsistances au bord de la Saône à Lyon, lors des assises du roman, Chantal Thomas, Charles Lewinsky et Ali Bader étaient invités à répondre à la question de la frontière entre documents historiques et imagination.
L’une aime le XXVIII° siècle, elle vient d’écrire : « L’échange des princesses » et donne envie de le lire. La dernière production, « Retour indésirable » du Suisse se déroule pendant la seconde guerre, et « Papa Sartre » de l’irakien vivant à Bruxelles ne peut se passer que dans les années 60 quand l’existentialisme existait à Bagdad.
Débat bien construit, bien préparé, après une lecture d’un beau texte de Sorj Chalandon qui a été bègue :
« Les mots étaient coincés. Dans mon ventre, dans ma tête, enfouis de peur en peur jusqu’au silence. Ils n’osaient vivre leur vie. Ils restaient là les mots. A  me hurler en gorge, papillons effrayés par la violence du jour. Je haïssais les mots… »  Depuis il les a apprivoisés.
Les écrivains occupés à raconter des histoires ont renoncé à envoyer des messages mais ne peuvent cacher leurs opinions ; je n’ai plus la citation exacte, mais l’auteur qui publie est  comme le voyageur arrivant à la frontière à qui l’on demande d’ouvrir sa valise et ne sait ce qu’elle contient.
Que dit le roman historique de la modernité ? Il entre dans cette catégorie quand une période se finit : Proust a-t-il écrit des romans historiques ?
Alors que la science historique peut se situer hors de la vie, dans une érudition morte et subir les influences des pouvoirs, le roman, plus libre, plus précis, permet de retrouver les décors, ressuscite les mots, révèle les mystifications. Depuis le présent vibrant, ouvrir l’incertitude de l’avenir.
La langue d’autrefois est difficile à trouver pour éviter de tomber dans des formulations genre Jacquouille La Fripouille, quand la parole est donnée à ceux qui ne l’avaient pas ; au cuisinier d’Alexandre Le Grand ou  celui de Marco Polo.
Pourtant les mots de  la reine Marie Antoinette avaient toute leur force :
« je porte malheur à tous ceux que j’aime ».
Comme le cygne à l’allure majestueuse, l’écrivain agite ses petites pattes sous la surface.
Chantal thomas décrit sa démarche comme claudiquante, cherchant à s’enfoncer dans l’érudition pour mieux l’ignorer, quand Lewinsky évoque une recherche-baleine avec des tonnes d’eau à ingurgiter pour quelques crevettes.
A la rencontre de fantômes, en allant vers la liberté, l’auteure fait émerger l’impur, car il s’agit de faire vivre des personnages, non de les faire revivre. Et de les faire évoluer, non de les « clouer » à jamais.
En faisant entendre une voix ignorée d’eux-mêmes, certains choisissent  le mode de l’autobiographie fictive ou de donner la parole à des comédiens spécialistes en travestissement se révoltant contre l’écrivain arrogant.
Le passé n’est pas une couche  de réalité destinée à agrandir le présent, l’humour peut déboutonner les habits taillés pour le triomphe et le tragique. Il convient de ne pas haïr son époque mais lorsque qu’un autre temps vous poursuit, l’écriture vous sauve.
Dans le lexique nomade distribué lors de ces journées :
« Acuité du langage qui resserre ses anneaux ; illusion de pouvoir saisir le monde à travers le mot juste. La précision seule me semble belle, brutale et poétique. Alors seulement Louise n’appuie plus sur l’interrupteur mais le va-et-vient. Hubert ne prend plus appui au montant de la porte mais sur son dormant. Le cadavre d’Aristide ne sent pas mauvais, il a cédé ses liquides. Chloé, par temps de verglas, ne roule pas lentement, mais avec un œuf sous la pédale du frein. Alors seulement, Daniel ne franchit pas les obstacles, son cheval les boit. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire