mardi 20 octobre 2009

Charlotte et le Poulpe

Un jour, il avait bousculé Charlotte devant la machine à café :
« Pousse ton vieux cul de là ».
On se fait des ennemis mortels pour moins que ça, surtout si l'affront a pour témoins les plus épais machos d'un laboratoire.
Charlotte sortit du local en se brûlant les doigts au gobelet, mortifiée de n'avoir trouvé en riposte qu'un :
« Tu crois que le tien est de la dernière fraîcheur ! ».
N'empêche qu'elle avait battu froid au Poulpe pendant quelques semaines. Mais le Poulpe était le Poulpe. Comment l'éviter longtemps ? L'individu portait un sempiternel pull en faux jacquard qui soulevait sa blouse en perpétuel lambeaux. C'était un grand type, célibataire d'une quarantaine d'années, barbe poivre et sel déjà, l'œil glauque, rampant. Il trainait les pieds, développait des théories jamais renouvelées sur l'inutilité du zèle, les vertus du laisser-aller, la vanité des combats.
Technicien titulaire du C.N.R.S. Et donc inamovible, il avait, depuis sa promotion au dernier échelon de sa catégorie sensiblement abaissé son efficacité professionnelle si bien que les trois équipes de recherches se le refilaient sournoisement, invoquant des raisons brumeuses pour s'en débarrasser. Personne n'était dupe. Surtout pas le Poulpe qui promenait ses gros souliers nonchalants d'étage en étage, prenait prétexte de ses changements d'affectation pour échapper aux réunions de synthèse, oublier les vaisselles de ses supérieurs tout un week-end, oublier la routine des horaires.
Le Poulpe recherchait surtout la compagnie des femmes. Caressait de loin, prenait dans ses tentacules les plus âgées. Ces dernières se dégageaient en riant après des simulacres de résistances. Il n'avait subi qu'une rebuffade et de la part d'une thésarde nouvellement arrivée qui l'avait repoussé les mains tendues devant elle :
« Vous, vous trompez ! Laissez moi ».
« Je suis un incompris, avait-il soupiré ».

Il avait repris son vieux speech sur la froideur du monde en général et de ce laboratoire en particulier, le dos contre un radiateur à trois mètres de l'évier débordant de fioles et tubes à essai encrassés.
La lame oblique du soleil d'octobre tranchait le sentier dans le calcaire. Ils montaient déjà depuis une heure. Charlotte peu entrainée aux marches en montagne, malgré leur proximité habituelle, soufflait, accrochait ses yeux aux « technica » imprimés sur les talons de son compagnon et gardait le rythme dans cette sorte d'hypnose : « technica » à droite, « technica » à gauche.
Elle pensait que depuis son veuvage elle avait négligé son corps et que ce dernier le lui reprochait bien. Que d'énergie à tirer ses grosses fesses qu'elle tâta sans ménagement. Elle mangeait trop de chocolat et le petit verre de whisky le soir devant la télé, son goût pour les nourritures grasses, les parties fines au restaurant avec les copines, tout cela contribuait à son précoce vieillissement. A quarante-huit ans elle en paraissait dix de plus.
Le Poulpe lui avait suggéré le service qu'elle lui avait bien volontiers rendu : le mener tout en haut de la falaise avec son barda. L'incident de la machine à café avait été pardonné.
Elle avait laissé sa Lancia au départ du sentier, chaussé ses vieilles godasses de montagne, fait la grimace au contact du cuir racorni et ils étaient partis vers la crête blanc et gris.
L´automne s´envolait dans des bruissements jaunes et rouges. De la roche friable montaient des odeurs d´aisselle, des parfums de cheveux et de poivre. Les voici au faîte. Derrière eux la prairie en douce pente a le pelage gris blanc des vieux chevaux. Devant eux il y a le vide. « Trois cent mètres de gaz », commente le Poulpe. Charlotte a retiré son pull, ses godillos et se masse les pieds avec difficulté. Elle chantonne un peu modulant selon le profil d´une chaîne de montagne lointaine que la neige brode déjà.
« C´est pas tout ça, faut que je me prépare ; s´agirait pas que le vent change. J´ai tout à vérifier. Il va falloir te pousser un peu, j´ai besoin de beaucoup de place ».
Il sort de son sac à dos une masse bleue et molle d´où pendent courroies et ficelles. Ses gestes sont rapides et francs. Il étale le tissu soyeux qui recouvre bientôt une bonne partie de la pente. A petits coups du plat de la main il déplisse, lisse, rectifie, fignole.
Placé devant tout cet azur qui nargue le ciel, il s´attaque aux ficelles :
« Tu comprends faut pas que je parte les ficelles emmêlées. Tiens, ça c´est les freins, tu vois la ficelle jaune ? Y a intérêt à savoir où elle est ».
A son air satisfait Charlotte estime que tout est en ordre. Il coiffe le casque orange, glisse la moitie d´une fesse dans le siège léger dont il boucle la ceinture. Dans chaque main il a saisi le bouquet de cordelettes. Il fixe un point droit devant lui – parfaitement immobile. Charlotte intriguée, assiste à la métamorphose du Poulpe : les rides s´effacent, le front s´élargit, la bouche se délasse, les épaules se déchargent. Il a 20 ans.
Coup de poignets ! La toile flasque s´élève en panache . Le Poulpe court, court, décolle. Charlotte se dresse, agite les mains, saute comme une gamine :
« Bye, bye, papillon ! Veinard ! Salaud ! ».
Mais il ne l´entend pas, il se balance déjà loin, visage ordonné à l´air, boursouflure bleu tendre sur l´indigo céleste, méduse, anémone, libellule.
Elle se rassoit :
« Veinard, salaud ! »
et elle rit en caressant l´herbe sèche. Puis se dépouille de tous ses vêtements, râle un peu en roulant sur la pente. Crissement de la soie sur la soie. Elle râle plus fort, arrête d´un coup de reins la chute lente. Bouche contre terre, elle mord, s´agrippe aux herbes, se remet sur le dos, écarte les cuisses, caresse son ventre, le gonfle, observe les jeux de la lumière dans sa toison. Un papillon rescapé des premières gelées se pose sur son genou.
Marie Treize

2 commentaires:

  1. Plutôt bien tourné. Mais je me serais passé du dernier paragraphe.

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  2. merci à sejan de me lire

    le lecteur attentif est un ré-écrivain pour le plus grand bien des auteurs

    En ce qui concerne le dernier § du "Poulpe"

    J'aime mes deux personnages
    la femme par ce "salaud"
    n'insulte pas, elle envie !
    elle n'a pas été baisée sexuellement parlant mais baisée par cet envol dont elle est exclue et qu'elle a cependant permis par sa collaboration de sherpa.
    Elle ne lui en veut pas à ce poulpe, pas vraiment (c'est une rigolote) c'est une bonne pomme
    d'autant plus qu'elle ne renonce pas à son plaisir:"tu prends ton plaisir sans moi je prends le mien sans toi."
    Je suis une auteure et donc femme, et il me plait que Charlotte s'envoie en l'air à sa façon, à l'égal de son camarade.
    Aucune amertume, la preuve ce papillon sur son genou, une jolie mise en abîme.(le grand papillon dans l'azur reproduit à l'infime sur un genou)
    Qui n'a connu le délice d'une petite bête qui monte, qui monte, qui monte ?
    Après chacun pour soi !
    Marie Treize


    Marie Treize

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