mardi 5 mai 2009

Coincée

Alice était pauvre. Toujours, elle s'était sentie pauvre. Même devenue veuve et riche, elle économisait, emplissait ses bas de laine en Bourse… enfin son conseiller financier se chargeait de ce tricotage. Alice n'avait pas suffisamment d'affinités avec l'argent pour s'y salir les mains. Ce qu'elle aimait le plus au monde c'était la lecture des romans du XIX ième siècle qui décrivent si bien la pauvreté du peuple des laissés pour compte. Elle raffolait des œuvres de Hugo, de Dickens. Elle aurait adoré Zola mais quand la pauvreté se roule dans la fange, l'alcoolisme, le stupre et la violence, quand la pauvreté perd les joues creuses et nacrées des sylphides de Moreau pour adopter les chairs bouffies et violacées des pochardes, cette pauvreté-là l'emplissait de dégoût. La pauvreté se devait d'être digne, besogneuse, vertueuse et pourquoi pas, pieuse. Le Dieu auquel croyait Alice n'avait-il pas annoncé : Bienheureux les pauvres, car ils seront rassasiés. Alice aurait aimé que son Seigneur ajoutât : Et qu'ils se lavent pour sentir bon, et mériter vos aumônes.
Quand son conseiller financier l'informait de la prospérité de ses valeurs boursières, Alice ressentait au bas du ventre une sorte de spasme qui lui procurait une intense satisfaction mais aussi une vague honte qu'elle chassait vite. Nombre d'associations caritatives la sollicitaient. Elle ne donnait jamais suite à ces demandes de secours. "Aider financièrement les gens ne sert qu'à les enfoncer, à les rendre dépendants et paresseux. »
Donner aux mendiants me confiait-elle, c'est alimenter les sources du mal." Elle ajoutait qu'elle priait pour tous ces malheureux, que le Seigneur avait dit qu'il y aurait toujours des pauvres parmi nous, qu'elle même vivait avec économie et ne s'en portait pas plus mal.
Ses courses étaient vite faites: elle avait sélectionné les petits commerces où l'on est à l'abri des tentations en victuailles. Elle achetait les fruits en déclin, les légumes en agonie, se privait de viande, s'autorisait de temps à autre un rectangle de poisson panné, un yaourt en pré-retraite.
Elle s'habillait au moment des soldes. Mais ses choix toujours judicieux (elle ne manquait pas d'une certaine élégance) l'amenaient à sélectionner les grandes surfaces du prêt à porter. Les soldes de chez Toutou sentaient la naphtaline, mais elles étaient plus avantageuses que chez Tata. En outre chez Tata, les étoffes prenaient une odeur de patchouli et de henné à force d'être froissées par des mains un peu trop brunes.
Elle faisait le marché le mardi dans son quartier élégant… vers midi quand les bonnes affaires faisaient sa joie. Elle rentrait chez elle chargée de dix kilos de prunes, par exemple, gardait les plus gâtées pour sa consommation immédiate, congelait le reste pour l'hiver ou se lançait dans les confitures. Quand on lui faisait remarquer qu'elle ne consommait que des fruits et des légumes pourris, elle rétorquait qu'on exagérait, et que d'ailleurs les chiens enterraient leurs os pour les déguster ensuite ? Des scientifiques n'avaient-ils pas démontré que ces os développaient sous terre des vitamines indispensables à la bonne santé de ces animaux perspicaces ? "Regarde-moi, ajoutait-elle en se redressant, ne suis-je pas en bonne forme?" Je ne pouvais que l'approuver.
Alice s'alimentait, point. Savourer, déguster étaient des mots de riches et en son âme, Alice était pauvre, aussi pauvre et pure qu'un désert.
Un samedi, elle décida de se rendre dans un magasin de fripes que je lui avais indiqué dans le quartier arabe de notre ville. Une imposante matrone, yeux verts cerclés de khôl se leva prestement quand Alice poussa la porte où s'affichaient des prix alléchants : cinq euros, la robe, vingt euros les cinq. La volumineuse kabyle se mit à tournoyer dans ses voiles, ses franges et ses verroteries, dirigea habilement sa cliente vers des robes vaporeuses, lumineuses comme la nacre. Enfin des robes dignes de Peau d'Ane.
-Cinq robes, ce ne serait pas sage, soupirait Alice en laissant glisser les soies et les taffetas sur ses longues mains.
-Ma joulie, ces roubes sont des rives… Achète, achète. Première qualité. J' y toute bien lavé et ripassé !
Oui, ces robes sentaient le propre mais Alice tint bon. Une robe seulement !
Elle enfila immédiatement un miracle de soie et de dentelle mordoré, paya, remercia.
- Riviens quand ti veux, ma joulie. Ti es aussi béle que la princesse de Mille et une nuits !
Alice s'envola, légère, véloce comme une barque ancienne que l'on vient d'équiper d'une voile neuve. Ses pas l'amenèrent dans une rue très chic où elle ne mettait jamais les pieds par peur des tentations. Sa marche énergique l'avait mise en appétit. Des odeurs délectables excitent ses papilles. Elle ne contrôle plus ses jambes, elle marche comme un jouet télécommandé, se retrouve assise devant une nappe immaculée où le serveur de ce luxueux restaurant (trois toques) vient de la pousser avec une douceur et une fermeté qu'aucune main d'homme ne lui a fait ressentir depuis très longtemps.
- Nous avons des soles de l'Atlantique encore vivantes. Regardez l'aquarium…
- Oh, oui ! Vite, j'ai si faim!
- Grillée?
- Grillée.
Elle n'attend pas longtemps, se contentant de humer la rose blanche penchée vers elle, contempler les cuivres et les acajous, les tentures de lourde soie indienne.
Les tapis mousseux éteignent les pas des serveurs souriants, ondoyants. Des hommes vifs et précis, de jeunes hommes… Depuis combien de temps n'a-t-elle pas regardé un homme?
La vie est belle. Elle est divine quand la sole craquelante, fumelante et parfumée de citron se pose devant le nez et la bouche d'Alice.
C'est un peu plus laborieux de dégager les chairs blanches de la sole que de trancher dans le lieu noir panné.
Quand l'arête se plante dans le gosier, tout au fond du gosier d'Alice, rien n'y fait.
Ni le Sancerre pourtant bien frais, ni les secours prodigués par les garçons, ni les soins trop tardifs du médecin bénévole au local de " Médecin du Monde ".
Un dernier baiser à l'amie décédée. Son visage est bouffi et violacé mais elle porte une robe magnifique qu'on ne lui a jamais vue. Une robe digne d'un personnage de Gustave Moreau.
Marie Treize

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