mardi 12 mai 2009

Allumez le four !

Je vous tâte, je vous pétris. J'imagine que vos verres en sont tout farineux et que si vous pouviez parler, émettre plaintes et requêtes, vous réclameriez un traitement à la chiffonnette, une douche au Spray Clearme, un trempage intégral dans une chimie adéquate.
Les humains sont ingrats, chères lunettes. Les humains sont ingrats mais s'attachent aux objets… à leur façon. J'affirme que je vous ai aimées, mes mies, d'un amour constant et rapproché, allant jusqu'à vous chercher quand je vous avais sur le nez. Il en est ainsi: on ne voit pas ceux qui vous servent le mieux.
Au début de notre relation, je vous ai subies comme on subit les éléments naturels, les aléas de la vie, l'accumulation des années. Aujourd'hui, c'est à peine si je vous vois. Vous ne m'êtes plus d'aucun secours.
J'ai de la peine, cependant à me séparer de vous, comme lorsque j'allais faire piquer mes chiens chassieux, goîtreux ou cancéreux. Sans emploi, vous vous seriez encroûtées.
Je vous range dans votre étui à ressort, votre sarcophage Steroflex bien que de chair vous n'ayez miette. Je pose sur vos cercles jumeaux, vos seins glacés, sur vos bras graciles de fillette anorexique, ce suaire synthétique avec lequel je vous astiquais trois fois par jour, vérifiant sur le bleu ou le gris du ciel la perfection de vos transparences.
Cloîtrées dans cet étui rouge que je vois d'un gris anémique qui tremblote et s'égare tel un nuage entre le plafond et le plancher, bouclées, coffrées, vous l'attendrez longtemps votre prince charmant !
Dans quel pétrin vous voilà !
Mes doigts ont vérifié, ces derniers mois, les dégradations que vos verres annonçaient sur mon visage. Aujourd'hui, je ne me vois plus…
Vous ne servirez plus mes passions botaniques, mes illusions d'amateur quand à grands coups de pinceaux, je guérissais sur la toile une nature trop étrange.
Certes vous ne me protégerez plus des postillons des infatigables parleurs. Comment leur dire, à ces amis, que je les voudrais muets en compagnie de ma cécité. Mais ils parlent : ils se consolent.
Je sais, je sais…L'oraison est pompeuse! Mais je procède à vos obsèques.
Vous allez reposer sur le manteau de la cheminée, près de l'antique horloge. Il paraît que certains endeuillés déposent en cet endroit les urnes renfermant les cendres et osselets de leurs chairs disparues.
Mon amour est parti.
Un homme si généreux ! Une canne blanche en cadeau d'adieu. Il m'en apprit le fonctionnement. Un bouton, un déclic et la voilà rigide, prête à l'emploi.
J'aurais préféré un chien, son poil odorant, sa langue râpeuse, ses soupirs apaisants au crépuscule.
Depuis que je joue avec ma canne dans le dédale de la ville, depuis que je range les objets avec un soin extrême - chacun doit habiter un territoire immuable, si je veux le retrouver - depuis que dans mes rêves, la lune tourne telle la toupie bariolée de mon enfance, depuis que la chaleur sur mes mains et mon visage est la seule preuve du jour, depuis…
On sonne ! Il est onze heures.
C'est le boulanger ambulant …
J'ouvre la porte et me vient cette odeur de blé et d'ortie, de laine et de sueur. Je tends les bras. Il attrape mes mains, les tient entre ses doigts hardis. Je tâtonne comme maladroite, je les caresse comme par mégarde. Cécité oblige… La croûte du pain est douce, agrémentée d'espiègles aspérités. La peau du boulanger aussi.
L'homme de onze heures sent la farine et le levain, le bois brûlé. Sa voix est celle d'un marin, forte, claire. Une voix de sel et d'algues. La voix des travailleurs de la nuit. Bruit des fournils la nuit sont bruits de la mer la nuit. Les pêcheurs tirent les filets, les boulangers étirent la pâte…
La miche est sur mes genoux.
Le boulanger sonne chez la voisine qui n'aime que les ficelles : une ficelle bien cuite, s'il vous plait ! La pauvrette achète des avortons de boulange et tout secs encore !
La miche est tiède contre mon ventre. Je la caresse, je caresse le ventre blond d'un jeune boulanger. Je caresse les champs et les forêts, les montagnes têtues, les fleuves habiles. Contre mon ventre je caresse le pain élastique et si vieux. Son odeur craque dans mes narines et me chante une mélopée : des lions rouges trottent parmi les graminées, le soleil se disperse dans les herbes. Une femme vêtue d'indigo revient de la source, les seins portés haut…
Pain de mes rêves, je te découpe, je prends dans ma bouche le beau travail du boulanger.
Demain, je le recevrai de nouveau, à onze heures avant qu'il n'aille sonner chez cette linotte de voisine et qu'elle s'étrangle avec sa baguette racornie !
Demain j'ouvrirai ma porte en douceur pour ne rien perdre du défilé des odeurs.
Mes mains frissonneront sur ses mains, sur son pain, mon enfant, mon enfant quotidien. Le rire fort et clair, les mots jetés comme des poignées de lumière.
Je fermerai la porte sans bruit.
Le croûton éclate entre mes molaires. Le plaisir éclate dans ma bouche.

Marie-Thérèse Jacquet, alias Marie Treize

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